Episode 1

21 Onis 995 

Le petit avion, à peine assez grand pour nous quatre et le pilote, se posa dans un dernier effort sur la piste cabossée et nous descendîmes, soulagés de sentir enfin la terre ferme sous nos pieds.
L'air chaud et humide m'enveloppa comme une couverture, me donnant la désagréable impression que je nageais dans ma sueur, ce qui n'était d'ailleurs pas loin d'être le cas après les dix heures de vol au-dessus de l'océan.
Loin devant moi, j'apercevais déjà la cime des arbres qui couvraient presque la totalité du territoire, et que même les plus hauts immeubles du riche centre-ville ne parvenaient pas à cacher.
FLUX : Bienvenue à Malthura, Visala.
JOSE : Merde, Flux, tu vas quand même pas encore nous faire une de tes leçons d'histoire pourries !
Flux afficha un air dépité alors que Roxane avançait déjà d'un pas décidé vers le parking de l'aérogare militaire. Elle cria un message à l'adresse de Jose par-dessus son épaule :
ROXANE : Comme je suppose que tu vas encore te barrer sans prévenir, n'oublie pas qu'on a rendez-vous avec Sevrilla à dix heures.
Mais Jose m'avait déjà attrapée par le bras et entraînée loin devant Roxane, que j'entendis juste pousser un dernier soupire.
Un bref regard derrière nous m'apprit aussi qu'elle ne retenait pas son sourire amusé.

D'après tout ce que j'avais pu lire au sujet de l'état-ville de Malthura dans les journaux récemment, la guerre civile était imminente. Le gouvernement en place avait cédé à la demande du peuple d'organiser les premières élections du pays, mais cela n'avait pas calmé les tensions entre les civils et l'armée, qui avait bien l'intention de rester au pouvoir coûte que coûte. Ce que les journaux ne montraient pas, cependant, c'était le quartier pauvre de la ville, qui l'encerclait complètement et que Jose et moi traversâmes pour accéder à la plage.
Entassés dans des chaumières de bois et d'argile aussi grandes qu'une cuisine odysséenne, des dizaines d'hommes, de femmes et d'enfants nous regardaient passer d'un oeil aussi curieux que méfiant, comme si notre présence présageait soit de la fin de leur misère, soit d'une nouvelle ère de chaos dans leur ville pourtant déjà bien dévastée.
Jose faisait souvent ce genre d'effet.

Nous arrivâmes sur la plage et j'enlevai mes chaussures avant de les déposer délicatement dans le sable pour pouvoir pour la première fois de ma vie marcher dans l'océan.
Jose avait déjà plongé tout habillé, prenant juste le temps de jeter son revolver derrière lui. Je le ramassai et l'accrochai à ma ceinture, puis fis quelques pas jusqu'à m'enfoncer dans l'eau jusqu'à hauteur de mes genoux.
Jose sortit des vagues d'un bond et cracha un filet d'eau salée dans ma direction avant d'éclater de rire.
JOSE : MALTHURA ! J'adore cet endroit ! Je te promets Visala, ça va être nos meilleures vacances !
VISALA : Vacances ? Je croyais qu'on était là pour un contrat.
Il rit de plus belle, mettant de grands coups de pieds dans tous les sens, m'éclaboussant de plus belle.
JOSE : Oui ! Je te l'ai dit, ça va être génial !
J'appris ce jour-là que Jose ne savait pas ce qu'étaient des vacances, mais que le concept ne l'aurait de toute façon probablement pas emballé.

Le centre ville n'avait rien à voir avec les autres quartiers de Malthura : de larges rues pavées serpentaient entre les immeubles, dont certains n'avaient rien à envier aux plus impressionnants gratte-ciels de Thalion. Mais plus fascinants encore étaient ces vieux bâtiments de terre et d'argile, datant probablement de la fondation de la ville, et qui paraissaient perdus au milieu de toutes ces tours de verre et d'acier. La plupart d'entre eux semblaient encore servir leur fonction d'origine, comme l'hôtel de ville, qui n'avait manifestement jamais déménagé en plus de deux cent ans.
Jose poussa un cri triomphal et traversa brusquement la rue, sautant au-dessus d'une voiture qui l'aurait autrement percuté, forçant son conducteur à piller, manquant lui-même de provoquer un accident en se faisant emboutir par le camion qui le suivait, ne me laissant d'autre choix que d'attendre que la circulation ait repris son cours avant de rejoindre Jose.
Celui-ci m'attendait en face d'un vendeur itinérant qui cuisinait dans une charrette à deux roues qui devait avoir au moins mon âge des pâtisseries traditionnelles, comme j'en avais déjà aperçues à travers les vitrines de certains restaurants malthurans de Thalion.
Jose en avait déjà acheté une dizaine. Il m'en tendit la moitié. J'en pris une et la dégustai, me maudissant à voix basse pour ne l'avoir jamais fait avant.
Le goût de la cannelle et celui des baies d'Izzril semblaient soudain n'exister que pour se marier dans le bain d'huile bouillante que ce petit marchand préparait tous les jours en quittant le quartier poussiéreux qu'il habitait.
Jose, la bouche pleine, me dit quelque chose, dont je ne compris évidemment pas un mot, et je tentai de répondre, manquant tout juste de pouffer de rire et de lui cracher des fruits au visage.
J'allais m'attaquer à la deuxième friandise qu'il m'avait tendue lorsque nous entendîmes tous deux de l'autre côté de la rue, à quelques mètres à peine de nous, de l'agitation.
Il s'agissait d'une femme, âgée d'une cinquantaine d'années, avançant d'un pas menaçant vers deux soldats montant la garde devant un bâtiment officiel qui devait être d'après mes connaissances très limitées en Malthuran une sorte d'ambassade. Elle agitait sous leur nez un doigt accusateur, tout en hurlant à leur adresse ce qui ne pouvait être un discours très amical. Les deux soldats se regardèrent, puis décidèrent de répondre à cette provocation en faisant à leur tour quelques pas vers la femme, posant de façon très explicite une main sur leurs fusils. Ils prononcèrent à leur tour quelques mots, que je ne compris pas plus que les précédents, puis l'un d'entre eux lui mit un puissant coup de crosse qui l'envoya immédiatement au tapis.
Je restai bouche bée face à ce spectacle, faisant par réflexe un pas vers la femme pour l'aider à se relever, mais le marchand de pâtisseries me retint d'une main avant de me lancer un regard apeuré.
Je me détendis, bien qu'un peu bouleversée, pensant que le conflit était terminé, mais le deuxième soldat s'approcha à son tour de la femme, la plaqua contre le trottoir brûlant d'un pied solidement chaussé et lui cracha dessus sous le regard amusé de son collègue.
Je regard plein de haine, je me tournai vers Jose.
VISALA : On ne peut pas les laisser faire ça !
Jose finit d'avaler son sixième gâteau à la cannelle avant de me répondre.
JOSE : Quoi ?
Je le tournai dans la direction de la scène et pointai du doigt vers la femme à terre.
VISALA : Elle est seule et désarmée !  On ne peut pas rester là et les regarder s'en prendre à elle comme ça !
Jose sembla soudain comprendre et pouffa de rire.
JOSE : Ok, j'ai une idée.
Il fourra une dernière friandise dans sa bouche et traversa la rue.

JOSE : Sérieusement ?!
VISALA : Oui, Jose, sérieusement.
JOSE : C'est la première fois que tu es en prison ?
VISALA : Aussi étonnant que ça puisse paraître, oui.
JOSE : Mais, je veux dire, juste à Malthura, ou en tout ?
Un claquement de mains de l'autre côté des barreaux, aussi lent que sarcastique, m'empêcha de répondre. C'était Roxane, accompagnée de Flux, d'un garde et d'un deuxième Malthuran dont l'uniforme et les nombreuses médailles laissaient supposer qu'il était bien trop haut placé pour se trouver dans cette prison crasseuse au milieu de tous les jeunes gardes à peine sortis de l'école de police, si une telle chose éxistait bien à Malthura.
ROXANE : Deux heures. Je vous laisse seuls deux heures, et voila où je vous retrouve... Des soldats, sérieusement ?
VISALA : Tu n'étais pas là. Tu aurais fait la même chose.
ROXANE : Pas tout à fait, non...
Elle se tourna brusquement vers Jose, juste le temps de finir son sermon.
ROXANE : Et d'ailleurs, faut vraiment que tu arrêtes de te soulager sur n'importe quoi, Jose. Enfin... Bigot, réfléchis un peu !
Ses yeux se posèrent à nouveau sur moi.
ROXANE : Quant à toi...
Elle soupira, secouant la tête d'un air abattu.
ROXANE : Laissez-nous un instant, s'il vous plait.
Le garde attendit l'autorisation de son supérieur, qu'il reçut sous la forme d'un hochement de tête accompagné d'un clin d'oeil, puis il déverrouilla la porte de la cellule, laissant sortir Jose, qui quitta la pièce avec Flux et les deux Malthurans, me laissant seule avec Roxane. Je baissai les yeux, un peu intimidée. Roxane soupira à nouveau, manifestement peu pressée de se lancer dans cette conversation qu'elle ne savait probablement pas comment aborder et aurait de toute évidence préféré éviter un peu plus longtemps.
ROXANE : Visala...
VISALA : Roxane, tu aurais dû voir comment...
ROXANE : Je sais. Je veux dire, je te crois. Ce genre de chose arrive souvent par ici.
VISALA : Mais...
Elle fit un pas vers moi et posa une main sur mon épaule.
ROXANE : J'étais comme toi, à une époque. Mais j'ai été obligée de changer. Pour mon propre bien.
VISALA : Quoi, c'est comme ça que les choses se passent par ici, alors je devrais les accepter sans rien dire ?
ROXANE : Non. Mais si tu veux rester avec nous, Visala, je t'assure que tu verras bien pire que ce qui est arrivé à cette femme dans la rue. Mieux vaut pour toi que tu t'y prépares maintenant.
Je détournai à nouveau le regard, consciente qu'elle avait raison.
ROXANE : Tu ne guériras pas toute la misère du monde. On en sauvera certains, mais pas tous. Et Malthura est en pleine guerre civile. On ne sauvera pas un peuple entier, Visala. Tu peux vivre avec ça ?
J'essuyai la poussière de mon visage, m'efforçant de reprendre mes esprits et de garder la tête haute.
VISALA : Je ferai de mon mieux.
Elle m'adressa un sourire en coin et me fit signe de sortir de la cellule. Alors que je passais devant elle, elle me rattrapa d'une main et me regarda dans les yeux.
ROXANE : On en sauvera certains. Je te le promets.
Je lui souris à mon tour, un peu rassurée.

Nous allâmes rejoindre Jose et Flux, qui se tenaient devant la porte d'un grand bureau en compagnie de l'homme qui nous avait libérés.
ROXANE : Désolée pour ce malentendu.
Il me lança un grand sourire qui semblait compatissant et fit un pas de côté pour nous laisser passer.
LUI : C'est tout oublié. Entrez, je vous en prie.
ROXANE : Jose, Visala, je vous présente notre client, le Général Sevrilla, chef de l'armée Malthuranne.

A suivre...