Episode 5

X’arnas n’était pas plus qu’un campement au milieu de la jungle. Une vingtaine de petites huttes de bambou et de feuillages tout au plus, perdues dans cet océan de végétation.
Je m’efforçai de me souvenir de ce que j’avais ressenti, quelques années plus tôt, lorsque j’avais pour la première fois visité Thalion. L’émerveillement, l’impression que mes yeux ne se poseraient jamais sur plus magnifique que toute cette grandeur, toute cette vie autour de moi.
Puis il y avait eu le désert, et Dimzad. La Chute du Mort, les mines, et plus tard Meyrang. Chaque jour, aux côtés de Jose n’était qu’une tentative de surpasser les expériences de la veille.
X’arnas ne fit pas exception à cette nouvelle règle. Je restai bouche bée lorsque nous entrâmes dans le village, en oubliant même pour quelques précieux instants les horreurs de Marb Kuoz, le très lourd prix à payer pour la chance que j’avais à présent de marcher aux côtés des Slayers de Dimzad à travers les sentiers de X’arnas.
De tous les côtés, les regards nous suivaient, curieux plus qu’anxieux. Ces hommes et femmes, vêtus de simples haillons ou pagnes de feuillages et de racines, donnaient l'impression de n’avoir peur de rien. Même la présence de Carl ne provoqua aucune réaction de leur part, et je m’imaginais le chaos que notre arrivée aurait causé dans une ville comme Thalion. Tout semblait n’être plus qu’un rêve. L’air était léger malgré la chaleur humide jusqu’alors assommante qui ne nous avait laissé aucun répit depuis que nous étions descendus de l’avion. Une odeur enivrante d’encens et de fleurs sauvages avait un effet apaisant sur nous tout autant que sur les villageois. Même Roxane, à ma grande surprise, affichait un air paisible alors que nous approchions d’un pas tranquille la hutte centrale, entourée de torches et de totems menaçants, dans laquelle je supposais que nous trouverions Ormus.
Seul Carl tremblait toujours comme une feuille, jetant des regards inquiets partout autour de nous malgré l’indifférence manifeste de la population de X’arnas.
Une femme sortit de la hutte et s’arrêta devant nous, nous bloquant le passage. Elle était âgée d’une trentaine d’années et vêtue de la même manière que ses congénères, mais son regard perçant et assuré la différenciait des autres de façon flagrante. Elle posa ses mains sur ses hanches, à quelques centimètres seulement des deux dagues de cérémonie qui y étaient accrochées, et ses yeux croisèrent les miens. L’espace d’une seconde, j’eus comme l’étrange impression que je la connaissais depuis toujours. Peut-être me prenait-elle pour quelqu’un d’autre, ou peut-être avait-elle été prévenue de mon arrivée d’une façon ou d’une autre, je n’étais certaine que d’une chose : elle ne m’aimait pas. Ce n’était pas simplement la méfiance à laquelle je me serais attendue des habitants de X’arnas, à la vue de la parfaite inconnue que j’étais, armée et sans surveillance, que personne d’autre ne semblait d’ailleurs ressentir. Elle ne prêta même pas la moindre attention à mon arc, que j’aurais pourtant posé à ses pieds en gage de paix si je n’avais pas eu peur de sa réaction si elle m’avait vu poser ma main dessus. Elle ne faisait aucun effort pour cacher la haine étrange qu’elle éprouvait pour moi. Le regard noir qu’elle m’adressa n’avait rien à envier à celui que j’avais déjà vu Roxane afficher si souvent. Elle ne me détestait pas seulement, elle voulait que je le sache. Je n’avais jamais été aussi confuse.
ELLE : Qu’est-ce qu’elle fait ici ?
Roxane, comprenant que quelque chose n'allait pas, fit un pas en avant et posa une main sur mon épaule, répondant d’un ton amical dans l’espoir de détendre l’atmosphère malgré son habituel rictus qui ne dupait personne.
ROXANE : Contente de te voir aussi, Niaessia. Et ne t’inquiète pas, Visala est avec nous.
JOSE : Le cadavre aussi. Et Flux.
Niaessia n’aurait probablement pas bougé si une voix aussi douce qu’inquiétante à l’intérieur de la hutte n’avait pas à ce moment mis fin à la conversation :
ORMUS : Niaessia.
Sans me quitter du regard, elle fit un pas de côté et nous laissa passer.
Seul au milieu de la pièce, l’homme se leva de son trône de pierre et s’inclina respectueusement. Un peu plus petit que Jose, et à peu près aussi vieux que Flux, il portait ce qui ressemblait à une armure de cuir et d’ossements que j’espérais animaux ainsi que, comme Niaessia, deux longues dagues étincelantes accrochées à sa ceinture.
Si Roxane et Flux se contentèrent d’un signe de la main et d’un sobre «Salut Ormus», Jose quant à lui se précipita vers son vieil ami et le serra chaleureusement dans ses bras avant de lui mettre une grande tape amicale dans le dos malgré la froideur manifeste de l’homme, qui n’entretenait de toute évidence  pas avec Jose le rapport que celui-ci s’était imaginé. Imperturbable, il nous invita ensuite à entrer et posa brièvement les yeux sur Carl, comme s’il avait cru apercevoir une vieille connaissance mais réalisé qu’il s’agissait en fait de quelqu’un d’autre. C’est sur moi qu’il fixa son regard, me poussant à me demander très sérieusement pendant quelques secondes si je n‘étais pas déjà venue à X’arnas sans m’en souvenir. Bien que de plus en plus désarçonnée, j’étais au moins soulagée de constater que contrairement à Niaessia, Ormus ne semblait pas éprouver le moindre mépris à mon égard. Au contraire, il afficha rapidement un air bienveillant, comme s’il devinait mon malaise, même si l’intensité avec laquelle il me dévisageait n’aidait en rien à rendre la situation moins sinistre.
A nouveau, Roxane remarqua son comportement et fut la seule à prendre la parole.
ROXANE : Bon, qu’est-ce qu'il vous arrive, à tous les deux ? Déjà Niaessia, maintenant toi... C’est quoi votre problème avec elle ?
Ormus l’ignora dans un premier temps mais fit mine de la remarquer après un instant. J’aurais juré qu’il tentait de lire mes pensées, ou de me communiquer les siennes.
Il se tourna vers Roxane et repris place sur son trône avec une sérénité troublante.
ORMUS : C’est un plaisir de vous revoir tous. Que puis-je pour vous ?
Son visage ne trahissait pas la moindre émotion, et bougeait si peu, même lorsqu’il parlait, que j’en avais parfois l’impression que ses mots me parvenaient par télépathie.
Ormus avait une présence intimidante, peut-être même plus encore que Jose. Si Roxane et lui semblaient le connaître depuis assez longtemps pour ne plus laisser son aura menaçante les perturber, Flux ne semblait pas beaucoup plus à l’aise que moi face à lui, et Carl était quant à lui plus terrifié que jamais.
ROXANE : Ca, c'est Carl, apparemment. On l’a trouvé à Marb Kuoz. Tu as une explication ?
Ormus fit semblant d’observer le mort-vivant quelques secondes, mais il avait déjà préparé sa réponse depuis longtemps.
ORMUS : Un rituel de réanimation. Assez impressionnant. De toute évidence le travail d’un Prêtre de la Mort.
ROXANE : Comme toi, par exemple ?
ORMUS : Peu importe ce que tu insinues, Roxane, j’évite autant que possible ce genre de rituels. Les sujets sont trop instables et tendent trop souvent à devenir agressifs, même avec leur créateur.
ROXANE : Je ne connais personne à part toi qui soit capable de faire ce genre de chose.
ORMUS : Détrompe-toi. Je ne suis pas le seul Prêtre de la Mort dans la Jungle d'Izzril. Je ne fais, comme beaucoup d'autres, que pratiquer les mêmes arts que mes prédécesseurs avant moi.
Roxane ne cacha pas son air sceptique, poussant un soupire plus accusateur que vraiment ennuyé.
ROXANE : Une idée de qui peut être responsable de la merde qu’on a trouvée là-bas alors ?
ORMUS : Pas la moindre. Que s’est-il passé ?
ROXANE : Marb Kuoz est à quelques kilomètres d’ici seulement, tu n’es sérieusement au courant de rien ?
Ormus ne répondit pas. La tête haute, il était toujours aussi impassible, le regard rivé sur son interlocutrice.
FLUX : Plusieurs dizaines de touristes ont disparu ces dernières semaines. Nous les avons retrouvés dans le temple. Aucun survivant. Tous ont été tués par...
Ses yeux se posèrent sur Carl, qui aurait préféré rester hors de la conversation.
FLUX : Ils étaient manifestement programmés pour tuer quiconque entrerait dans le temple. Et je suis prêt à parier que certains de ces touristes ont même été capturés à l’extérieur. Seul Carl se comporte différemment. Nous espérions que tu saurais nous expliquer pourquoi.
ROXANE : J’espérais surtout que tu pourrais nous dire qui est derrière tout ça, qu’on puisse le tuer et ramener sa tête à Sevrilla, et j’aurais franchement préféré que ça ne soit pas toi.
Ormus fronça soudain les sourcils et haussa étonnamment le ton.
ORMUS : Sevrilla ?
FLUX : Général Sevrilla, chef de l’armée Malthuranne.
JOSE : Un gars sympa. Il nous a sortis de taule, Visala et moi.
Ormus poussa un soupire de déception et secoua la tête d’un air abattu.
ROXANE : Evidemment, tu le connais...
ORMUS : Je commence à comprendre. Sevrilla veut me décrédibiliser. Me faire passer pour un meurtrier.
A nouveau, Roxane restait incrédule.
ROXANE : Et pourquoi voudrait-il faire ça ?
ORMUS : Pour s’assurer la présidence.
FLUX : Qu’est-ce que tu viens faire là-dedans ?
ORMUS : Avez-vous entendu parler du parti de Jibnn ?
Comme à son habitude, Roxane se tourna vers Flux, qui répondit pour nous tous.
FLUX : Du nom de son fondateur, assassiné il y a un peu plus d’un an. Je pensais que le parti était mort avec lui.
ORMUS : Jibnn a été tué par Sevrilla et la famille Malthura, lorsque le quartier pauvre a commencé à se rallier derrière ses idées. Pour la première fois, quelqu’un voulait le bien-être du peuple, alors que l’armée et la noblesse sont prêts à se disputer à nouveau le pouvoir. Jibnn est rapidement devenu une menace. Assez pour que Sevrilla et Guivo Malthura considèrent une alliance pour lutter contre le soulèvement du peuple. Ils ont tous les deux préféré se partager la présidence, plutôt que de la céder à de simples «paysans».
ROXANE : Ce qui n’explique toujours pas ton rôle dans tout ça.
ORMUS : Jibnn est mort, mais pas son combat. Les Malthurans sont un peuple très religieux, et l’opinion des Prêtres leur importe beaucoup. Surtout les Prêtres de la Mort. Il semblerait que j’ai malgré moi pris une certaine importance dans le débat politique.
FLUX : Ca ne te ressemble pas. Tu ne t’approches jamais de la ville.
ORMUS : Exact. Mais je ne pouvais supporter de voir mon peuple souffrir pour les caprices mégalomanes de deux hommes.
ROXANE : Tu es en train de me dire que tu as pris la tête du parti de Jibnn ? Toi ?
ORMUS : On m’a placé à sa tête, plus précisément.
FLUX : Et Sevrilla aurait orchestré tout ça pour détruire le parti ?
Ormus acquiesça.
ORMUS : Ainsi, les élections peuvent se dérouler comme selon leurs plans, entre Malthura et Sevrilla.
ROXANE : Sevrilla aurait sacrifié des dizaines d’innocents, simplement pour te décrédibiliser ?
ORMUS : Je pense que son plan ne s’arrête pas là. Il espère que vous me tuerez.
ROXANE : Pourquoi ne le ferait-il pas lui-même ? De toute évidence il n’est pas à un assassinat près...
ORMUS : Sevrilla a peur de moi. Il est très superstitieux. Il n’ose pas s’approcher du village.
ROXANE : Conneries.
Ormus soupira, vaincu.
ORMUS : Lui et moi étions amis, il y a de nombreuses années, lorsque j’étais dans l’armée. Il m’a vu tuer. Je pense qu’il a peur de ce que je suis capable de lui faire.
Roxane pouffa de rire.
ROXANE : Toi, dans l’armée ?
Ormus n’affichait toujours pas la moindre émotion.
ORMUS : J’étais tortureur.
Roxane arrêta de rire.
JOSE : Pecc...
ORMUS : Je ne suis pas fier de ce que j’ai fait à l'époque. Mais cela m’a au moins protégé des hommes de Sevrilla. Jusqu’à aujourd’hui, du moins.
ROXANE : Qu’est-ce que tu comptes faire, alors ?
Ormus prit une grande inspiration.
ORMUS : Mettre fin au conflit, une bonne fois pour toutes.
ROXANE : Et on va encore pas être payés, c’est ça ?
ORMUS : Certains de mes associés sont plus riches que moi, et pourront vous payer, si vous me rendez un dernier service.
ROXANE : Laisse-moi deviner, tu veux qu’on tue Sevrilla pour toi ?
ORMUS : Non. Je veux que vous me capturiez et m’emmeniez à lui.
FLUX : Tu veux qu’on te capture ?
ORMUS : S’il pense que je suis hors d’état de nuire, il acceptera peut-être de m’écouter. C’est tout ce que je veux. Lui parler.
Roxane et Flux se lancèrent un regard perplexe. Quelques secondes plus tard, la décision était prise.
ROXANE : J’espère vraiment que ça va pas encore nous retomber sur la gueule...
Ormus se leva et s’inclina à nouveau pour nous remercier.
ROXANE : On prend la route demain à l’aube. Sois prêt.
Elle sortit de la hutte d’un pas décidé, suivie de près par Flux et Jose. Une fois à l’extérieur, cependant, Carl tira timidement sur ma manche pour m’attirer à l’écart. Il regarda partout autour de nous, comme s’il s’attendait à ce que nous soyons espionnés, puis posa deux mains squelettiques sur mon oreille pour m’y murmurer quelque chose.
CARL : Il ment.
Je fronçai les sourcils.
VISALA : Qu’est-ce que tu veux dire ?
CARL : C'est un autre prêtre qui a ranimé tous les morts de Marb Kuoz. A part moi. Je me souviens de son visage. C'était lui. Ormus.

A suivre...