Episode 8

Bien que rapide, le trajet du fort à l’aéroport sembla durer une éternité : la présence du soldat qui conduisait la jeep nous empêchait de poser les questions qui nous brûlaient les lèvres et promettaient de lever le voile sur ce qui venait de nous arriver, et je craignais d’ailleurs que celles de Roxane ne s’adressent pas qu’à Ormus.
Arrivés sur le tarmac, le jeune colonel ordonna au chauffeur de s’arrêter à quelques centaines de mètres du petit jet militaire qui nous attendait déjà, et nous descendîmes de la voiture pour terminer notre chemin à pieds.
Roxane attendit que nous soyons à une distance raisonnable de la jeep avant de céder à l’impatience, laissant échapper sa première question comme le sifflement d’un serpent entre ses dents :
ROXANE : Qu’est-ce que c’était que cette merde Ormus ?!
Le ton de la jeune femme ne fit que monter lorsqu'elle aborda le sujet du second de Sevrilla, qui aurait certainement préféré être oublié.
ROXANE : Et depuis quand est-ce que ton apprenti est dans l’armée ? Et Colonel, en plus ?!
Je manquai de bondir de surprise en entendant ces mots, tout comme Flux qui claqua des doigts d'un air triomphant.
FLUX : Mais oui, bien sûr ! Oktar ! J'étais certain d'avoir déjà vu ce visage. Tu étais si jeune lors de notre dernière visite...
JOSE : Ouais, où comme moi t'avais rien capté mais tu veux pas l'admettre.

Ormus se tourna vers Flux et moi, répondant à nos évidentes interrogations :
ORMUS : Oktar a toujours été avant tout comme un fils pour moi. X’arnas est une famille. Nous nous battons tous, jour après jour pour assurer un avenir plus juste au peuple de Malthura.
ROXANE : Oh, et je suppose que nous utiliser pour t’approcher de Sevrilla faisait partie de cette bataille ? Et que cet avenir plus juste passait par son assassinat ? Peut-être que quelques soldats un peu lents à la détente n’y ont vu que du feu, mais je ne suis pas née de la dernière pluie Ormus, je sais reconnaître les effets de la Rose de la Mort !
Ormus décida d’ignorer Roxane et de poursuivre ses explications. La jeune femme n’insista même pas, consciente qu’il répondrait tôt ou tard à ses interrogations et le connaissant depuis assez longtemps pour savoir que ses efforts seraient en vain.
ORMUS : Oktar avait de loin le rôle le plus difficile : il était le seul en qui je puisse avoir assez confiance et que Sevrilla et ses hommes ne connaissaient pas déjà. Il a du rejoindre l’armée et gagner la confiance de Sevrilla en montrant la même volonté de me détruire. Conseil après conseil, il est lentement arrivé à la place de second de l’armée.
ROXANE : Laisse-moi deviner : Marb Kuoz n’était pas l’idée de Sevrilla.
ORMUS : Mais il l’a adorée.
La vérité me frappa, si brutalement que j’en perdis presque l’équilibre.
VISALA : C’était toi...
Ormus soutint mon regard mais la douleur était aussi apparente dans ses yeux qu’elle devait l’être dans les miens. Je sentis la colère monter en moi et je luttai contre l’envie de me jeter sur lui et de le frapper de toutes mes forces, lorsque je réalisai qu’il ne ressentait aucun remords malgré tous les innocents qu’il avait attirés droit dans un piège et laissés hurler de terreur à quelques kilomètres seulement de son village alors que ces créatures les massacraient.
La seule et unique raison de la peine qu’il éprouvait était la haine manifeste qu’il m’inspirait à présent.
Et la confusion ne fit qu’empirer mon humeur, car je ne comprenais toujours pas : pourquoi moi ? Qu’avais-je de si spécial, pour que mon opinion lui importe tellement plus que la vie de dizaines de personnes ?
Remarquant la tension évidente entre nous, Roxane intervint, espérant nous faire oublier temporairement notre querelle personnelle dont elle ne savait toujours rien :
ROXANE : Tu avais appris à Oktar ? Faire revivre les morts ?
ORMUS : Il en est capable depuis son plus jeune âge. 
Pour la première fois, Oktar prit brièvement la parole avant de replonger dans l’ombre et le silence qui semblaient le suivre en permanence :
OKTAR : Un art que je n’ai jamais maîtrisé aussi bien qu’Ormus. C'est la raison pour laquelle ils vous ont attaqués dans le temple. Une erreur de ma part, pour laquelle je vous présente mes excuses.
Son lourd accent Malthuran m’empêchait de déterminer s’il était bien sincère ou non, mais son visage ne trahissait pas la moindre émotion.
JOSE : Pas grave.
ORMUS : Dès demain, Oktar retrouvera dans les effets personnels de Sevrilla des notes détaillant les arts de la Mort et l’appel des esprits. Son suicide sera officiellement expliqué par le remords qu’il éprouvait suite à la mort de ces personnes. Après avoir exploré le temple, vous m’avez prévenu de ce que vous y avez découvert, ce qui expliquera notre présence dans le fort aujourd’hui.
A nouveau, Ormus plongea son regard dans le mien et sembla ne plus s’adresser qu’à moi l’espace d’un instant, oubliant jusqu’à l’existence de tous les autres :
ORMUS : Des morts que j’aurais préféré éviter, mais qui étaient nécessaires. Quelques dizaines de sacrifices, qui sauveront plusieurs milliers d’innocents d’une nouvelle guerre civile.
Ormus avait gagné. Je fermai les yeux, n’ayant même plus la force de voir son visage.
ROXANE : Je ne sais pas ce qui me retient de te casser les jambes tout de suite, Ormus.
ORMUS : Je suis navré d’avoir dû vous mêler à tout cela. Mais je vous avais promis une récompense, aussi mince soit-elle comparée à ce que vous avez fait pour Malthura.
ROXANE : Tu n'as même pas d’argent, comment veux-tu nous payer ?
Comme pour répondre à sa question, Niaessia descendit de l’avion devant lequel nous étions arrivés, et tendit à Roxane une mallette qu'elle ouvrit rapidement affichant un air suspicieux en découvrant la somme qu'elle contenait.
ROXANE : Ormus, qu’est-ce que tu as fait ?
ORMUS : Niaessia est la clé de tout notre plan. Elle l’a toujours été. C’est elle qui est venue me trouver, il y a de nombreuses années. Elle n’était encore qu’une enfant. Elle fuyait sa famille. Elle aussi voulait voir la fin de la guerre. Et il nous a fallu plusieurs décennies pour enfin mettre un terme au règne de Sevrilla et de la famille Malthura.
FLUX : Sevrilla est peut-être sorti du tableau, mais les Malthura n’abandonneront jamais, et la majorité du peuple les soutiendra toujours.
ORMUS : C’est pourquoi leur dernière fille refera surface après toutes ces années, et sera élue première présidente de Malthura, avec l’appui du nouveau chef de l’armée, et celui du parti de Jibnn.
Adressant à Ormus une dernière grimâce de dégoût Roxane monta dans l’avion et jeta la mallette sur l’un des sièges.
ROXANE : Te donnant les pleins pouvoirs.
Elle marqua une pause.
ROXANE : J’espère pour toi que tout ça ne nous retombera pas sur la gueule, Ormus. Ou je saurai où te trouver.
Se tournant vers Jose, Flux et moi, elle nous fit signe de la suivre.
ROXANE : Cassons-nous d’ici.
ORMUS : Avant que vous partiez, j’aimerais échanger quelques mots avec Visala. En privé.
Le teint de Roxane vira au rouge alors qu’elle ouvrait la bouche, probablement prête à enrichir considérablement mon répertoire d’argot Meastien, mais je l’interrompis d’un signe de la tête.
VISALA : Ca va aller, Roxane. Je vous rejoins vite.
La jeune femme acquiesça à contre-coeur et disparut à l’intérieur du jet, accompagnée de Flux et Jose. Niaessia m’adressa un dernier regard noir avant de s’éloigner à son tour, suivie de près par Oktar.
J’attendis qu’Ormus prenne la parole mais restai dos à lui, refusant toujours de voir son visage.
ORMUS : Je suis désolé, Marayad’Nir.
VISALA : Que vas-tu faire de Carl ?
ORMUS : Il restera avec moi à X’arnas. C’est le seul endroit où il sera accepté. Il sera traité correctement, tu en as ma parole.
VISALA : Que vaut ta parole ?
Ignorant comme à son habitude ma provocation, il poursuivit :
ORMUS : Ceux de Marb Kuoz seront détruits, ils sont trop dangereux.
VISALA : Je sais, j’y étais.
Quelques longues secondes passèrent, et l’impatience finit par reprendre le contrôle de mes paroles :
VISALA : Hier soir, à X’arnas tu as dit...
ORMUS : X’uq alumbia.
VISALA : Je danse avec la Mort.
ORMUS : Tu comprendras un jour. Et moi aussi.
VISALA : Et Niaessia ? Elle a l’air d’en savoir bien plus que nous. Elle me déteste.
ORMUS : Tu es ma K’dahv.
Je poussai un soupire de désespoir, confuse d’avance.
VISALA : Ta K’dahv ?
ORMUS : Il n’existe aucune traduction. Cela signifie que c’est toi qui mettra fin à mes jours.
Manquant à nouveau de perdre l’équilibre, je me tournai d’un bond, à mi-chemin entre la stupéfaction et la rage.
VISALA : Quoi ?!
ORMUS : Niaessia est une prêtresse du Destin. Elle l’a ressenti dès ton arrivée. Elle ne sait pas quand, ni comment, ni pourquoi, mais un jour, tu me tueras. Peut-être vas-tu céder à la folie et m’attaquer de sang-froid. Ou peut-être ne feras-tu que te défendre.
Je crachai ma réponse entre mes dents, ne croyant toujours pas ce que je venais d’entendre.
VISALA : Niaessia se trompe. Tu te trompes. Parce que je ne remettrai jamais les pieds ici. J’ai vu de quoi tu étais capable, Ormus, et je ne veux plus jamais y être liée. Vous êtes tous dangereux, peu importe tout le bien que vous voulez à Malthura.
Sans un mot de plus je fis demi-tour et marchai d’un pas furieux vers l’avion. Je n’eus que le temps d’entendre les derniers mots qu’Ormus m’adressait avant de claquer la porte derrière moi :
ORMUS : Ton Destin est déjà écrit, Marayad’Nir. Comme le mien. Il est déjà trop tard.
Au bord des larmes, je me laissai tomber sur le siège entre Jose et Roxane alors que le pilote démarrait le petit jet.
Roxane posa une main bienveillante sur mon épaule et ferma les yeux, prête à profiter du repos que nous avions tous mérité.
ROXANE : Tu as réussi. Je ne sais pas quel rôle tu avais dans tout ça, Visala, mais tu as réussi.
VISALA : Qu’est-ce que tu veux dire ?
Un mince sourire se dessina sur son visage paisible.
ROXANE : Tu les as tous sauvés.
Je restai silencieuse, incapable de décider ce que j’en pensais moi-même.
ROXANE : Je t’avais mise en garde contre ce qui risquait de t’arriver. N’essaye pas de sauver le monde. Le monde ne te le rendra pas.
A ma grande surprise, les paroles d’Ormus commençaient enfin à prendre un peu de sens.
Perdue dans mes pensées, j'aperçus seulement alors devant nous, dépassant juste de nos bagages entassés à même le sol, le bout de l'arc que j'avais utilisé dans le temple ainsi que les pointes de quelques flèches rouillées. Malgré tous les mauvais souvenirs de cette journée, je ne retint pas un bref éclat de rire en repensant à ma première flèche, réalisant à quel point j'étais soulagée de ne pas avoir blessé Jose ou Roxane avec.
Je me laissai pour la première fois hypnotiser par les symboles anciens gravés le long de l'épais manche de bois et me demandai quelle histoire ils racontaient.
Roxane avait dû m'entendre, car elle ouvrit un oeil et le posa à son tour sur l'arme antique. Elle afficha elle aussi un sourire.
ROXANE : J'ai décidé de le garder. Je trouve qu'il te va bien.
Je haussai un sourcil, un peu surprise, tant par sa réponse que par le sentiment qu'elle m'inspira : j'étais plutôt d'accord.
La jeune Meastienne étendit ses jambes au-dessus du siège devant elle et s'enfonça dans le sien, me posant d'une voix douce et fatiguée une dernière question avant de sombrer, bien consciente qu’elle n’obtiendrait pas de réponse.
ROXANE : Tu vas enfin me raconter ce qu’il t’a dit, hier soir ?
Je posai ma tête sur l’épaule de Jose et fermai à mon tour les yeux, espérant que je ne me souviendrais plus de ces quelques jours à mon réveil.
VISALA : X’uq alumbia.

FIN