Episode 3

Le doux parfum des pâtisseries à la cannelle disparut petit à petit, faisant place à la désagréable odeur des égouts qui régnait dans le quartier pauvre, elle-même bientôt remplacée par celle de la jungle alors que nous quittions Malthura, enivrante et menaçante à la fois. L'humidité déjà étouffante au milieu de la ville devint au fur et à mesure que nous nous enfoncions dans la forêt un voile presque visible de milliards de gouttelettes, et la chaleur que j'avais trouvée si pesante même sous les ventilateurs rouillés du quartier général de Sevrilla me sembla si insignifiante comparée à la torture que nous endurions à présent que j'aurais tout donné pour retourner en prison, si la vue qui s'offrait à moi n'avait pas été si magnifique : partout autour de nous, à perte de vue, les arbres se croisaient, se chevauchaient, s'entrelaçaient dans une danse aussi envoûtante que macabre. La route, à peine aussi large que les roues de la jeep, était jonchée de feuilles, branches et lianes tombées peut-être plusieurs mois auparavant tant elle était peu empruntée. Au-dessus de nos têtes, la nature était bien vivante et bien présente, comme nous le rappelaient de temps à autres les cris stridents des singes, oiseaux ou lézards, dont nous dérangions la tranquillité par notre présence.
JOSE : Gauche, ou droite, il faudrait savoir, Flux !
FLUX : Pour la troisème fois, je ne t'ai dit que le mot "droite" depuis tout à l'heure.
JOSE : Je savais que c'était une mauvaise idée de te laisser tenir la carte.
Jose prit un virage serré à droite, manquant de nous éjecter tous les quatre du véhicule dont les ceintures de sécurité menaçaient de lâcher à tout moment.
ROXANE : Tu as insisté pendant cinq minutes pour conduire toi-même, parce que, et je cite "Flux est le seul qui sâche lire la carte, qui va tenir la carte si je laisse Flux conduire ?". Et quand Visala a proposé de tenir la carte, tu as répondu "Si tu tiens la carte, à quoi est-ce que ça sert de garder Flux?".
FLUX : Gauche.
Jose obéit, tendant au passage une main au-dessus de la jeep, arrachant un fruit qui pendait sous la plus basse branche d'un arbre et en prenant une grande bouchée.
JOSE : Et j'ai toujours pas eu de réponse à cette question.
ROXANE : Flux tient la carte.
Jose jeta un regard derrière lui, et voyant Flux assis à côté de moi sur la banquette arrière, la carte de la jungle sur les genoux, poussa un grognement.
JOSE : Ah, ouais.
ROXANE : Et je t'ai déjà dit de regarder la route quand tu cond...

Je tendis une main à Flux pour l'aider à se relever, alors que Jose avait déjà grimpé à un arbre après y avoir aperçu d'autres fruits, plus gros que celui qu'il avait laissé échapper lorsque la jeep avait percuté à toute vitesse l'une des nombreuses racines qui serpentaient jusqu'au-dessus de nos têtes, rendant le vieil arbre déjà plus grand que la plupart des immeubles de Thalion encore plus intimidant.
J'attrapai le fruit que me lançait Jose et mordis dedans, dégustant chaque goutte de son jus sucré, réalisant alors à quel point j'avais soif depuis que nous avions quitté Malthura.
FLUX : C'est ce qu'on appelle une fraise géante d'Izzril, à cause de la forme, même si ce n'est pas vraiment une fraise, bien entendu.
VISALA : C'est délicieux. Je n'en avais jamais mangé avant.
FLUX : Elles ne poussent qu'une partie de l'année, et seulement dans cette région, ce qui les rend rares et presque impossibles à commercialiser en dehors du pays.
Jose sauta du haut de l'arbre et atterrit sur ses pieds juste entre nous deux, envoyant une autre fraise géante à Flux avant de le bousculer au passage.
JOSE : Tout le monde s'en fout de comment ces fruits s'appellent, Flux, tant qu'ils sont délicieux et marrants à attraper en haut des arbres.
ROXANE : Si vous avez fini votre casse-croûte, on va peut-être pouvoir continuer, puisque Jose a au moins eu la présence d'esprit de nous planter juste en face de l'entrée du temple.
JOSE : De rien.
Il envoya un autre fruit à Roxane, puis entama l'un des trois qui lui restaient.
FLUX : Voici donc Marb Kuoz...
Je fis quelques pas vers le grand mur de pierre noire qui ne dépassait du sol que d'un mètre, ne laissant qu'une ouverture assez grande pour entrer accroupi dans le cas de certains, ou à plat ventre dans le cas de Jose.
Roxane passa devant nous et jeta sa fraise d'Izzril à moitié mangée vers la carcasse de la jeep, puis décrocha son pistolet de sa ceinture avant d'entrer d'un pas prudent dans le temple, parlant d'une voix basse par précaution.
ROXANE : Restons groupés, tant qu'on ne saura pas ce qui nous attend à l'intérieur. J'ouvre la marche, puis Flux, Visala, et Jose en dernier.
JOSE : Pourquoi Flux est devant m...
Roxane arma son pistolet et le braqua sur la tête de Jose, ce qui, à défaut de le faire taire, eût au moins le mérite de le faire grogner en silence.
Je sortis de mon sac à dos une lampe de poche que j'avais placée dedans à mon départ de Thalion et nous avançâmes lentement dans les profondeurs inaccueillantes de Marb Kuoz.

FLUX : Est-ce qu'on va au moins mentionner le fait que c'est la deuxième voiture que Jose détruit en quelques semaines seulement ?
JOSE : J'en vois pas le besoin, on est déjà  tous au courant, Flux.
FLUX : Sans compter que celle-ci nous a été prêtée par l'armée et sera retenue sur notre salaire.
JOSE : C'est ce qu'on appelle les dommage collatéraux, Flux.
FLUX : Non, en réalité, ce n'est pas du tout ce que ça veut d...
ROXANE : Silence, j'entends quelque chose.
JOSE : C'est surement Flux et ses commentaires inut...
VISALA : Je l'ai entendu aussi.
J'étais incapable de dire de quoi il s'agissait, mais ça semblait provenir du couloir vers lequel menait l'escalier que nous descendions depuis plus de quinze minutes, et dont nous ne pouvions déjà plus voir l'entrée.
ROXANE : Il y a bien quelqu'un en bas.
JOSE : Parfait, on n'est pas venus pour rien.
Il passa devant nous d'un pas décidé, malgré les protestations de Roxane qui aurait préféré garder plus longtemps l'effet de surprise sur ce qui nous attendait.
Jose se précipita vers l'origine du bruit suspect et ne nous laissa d'autre choix que de le suivre, découvrant vite que la pièce dans laquelle nous arrivions, baignée dans la faible lumière de plusieurs torches qui brûlaient d'une vive flamme rouge sang, n'était autre que le coeur de Marb Kuoz, décoré de dizaines de poteries et d'idoles dorées sur lesquelles seul un épais filet de poussière témoignait du passage du temps dans ce sanctuaire sacré qui semblait avoir tout oublié de la présence des hommes.
Il fallut à mes yeux quelques instants pour s'habituer à la lumière et distinguer les formes qui semblaient presque flotter autour des flammes, comme si la seule force qui les maintenait encore debout était celle d'un marionnettiste penché au-dessus du temple.
ROXANE : Qu'est-ce que c'est que cette merde...
FLUX : Bigot...
Je restai bouche bée, sous le choc d'une part d'avoir entendu Flux jurer pour la première fois, et d'autre part du spectacle qui s'offrait à moi, et que jamais, même en décidant de quitter ma vie Thalionnaise pour suivre Roxane et Jose, je n'aurais pensé contempler.
Plusieurs dizaines, peut-être même centaines de créatures cauchemardesques, que malgré tout ce en quoi j'avais toujours cru je ne pouvais qualifier que de morts-vivants, erraient sans but apparent dans tous les coins de la pièce, certains armés d'arcs de bois primitifs et de flèches acérées, d'autres de sabres rouillés et tâchés de sang. Tous étaient dans un état de décomposition avancé dont l'odeur me retourna l'estomac, ce que la vue de leurs visages déchiquetés ne fit rien pour arranger. Quelques uns n'avaient plus d'yeux, ou de mâchoire inférieure, d'autres avaient perdu un bras ou trébuchaient sur leurs entrailles, suspendues juste au-dessus du sol à travers le trou béant dans leur cage thoracique.
Ma main se referma malgré moi sur celle de Jose, mais à ma grande surprise, je ne ressentis aucune peur lorsque qu'il fit un pas en avant, m'entraînant avec lui.
Peut-être était-ce de la curiosité, ou peut-être l'adrénaline qui avait de plus en plus tendance depuis ma rencontre avec les Slayers à s'exprimer pour moi.
JOSE : Pecc !
Flux poussa un bref soupire et se tourna vers moi pour me donner la traduction comme à son habitude.
FLUX : Ca signifie "génial", "super"...
ROXANE : Pas le moment, Flux.
FLUX : Je voulais que Visala sache que Jose est le genre de déséquilibré qui trouve que ceci est pec...

JOSE : A L'ASSAUT !
Il plongea dans la mêlée tête baissée, son pistolet dans une main et une fraise d'Izzril dans l'autre, esquivant une volée de flèches et les sabres de la première rangée de soldats qu'il avait surpris.
Roxane nous attrapa Flux et moi chacun par un bras et nous jeta derrière ce qui ressemblait à une sorte de sarcophage, puis se jeta à son tour au milieu de l'action.
Cachés derrière notre abris de fortune, Flux et moi nous jetâmes un regard, reprenant notre souffle.
VISALA : Qu'est-ce qu'on fait ?
FLUX : Je ne sais pas, je ne pense jamais à m'armer. Roxane et Jose gèrent généralement très bien l'aspect "musclé" de nos rencontres.
Je voulus répondre mais je fus interrompue par Jose, qui tomba à nouveau juste entre nous deux, hurlant de joie, rapidement suivi par un autre nuage de flèches qui vinrent se planter dans la pierre en face de nous.
JOSE : Woohoo ! Meilleures vacances, qu'est-ce que je disais ?
Il attrapa au vol un mort-vivant qui nous avait en toute logique été envoyé par Roxane et lui arracha la tête d'un coup de poing dans un craquement écoeurant avant de lui dérober son arc et de le poser entre mes mains.
Il sembla réfléchir quelques instants, puis se souvenir de quelque chose, et récupéra les flèches dans le mur avant de les fourrer dans mon sac à dos.
JOSE : Couvre-moi !
VISALA : Quoi ?!
Mais il avait déjà sauté au-dessus du sarcophage et repris le combat.
Je lançai à Flux un regard paniqué.
VISALA : Je ne sais pas me servir de ça !
FLUX : Moi non plus !
Jose se fit entendre à quelques mètres de nous.
JOSE : Visala, plus de flèches !
Flux poussa un soupire et se redressa.
FLUX : A mon signal, d'accord ?
Je pris une grande inspiration et acquiesçai d'un hochement de tête avant d'attraper une flèche et de l'encocher aussi habilement que possible.
Flux se redressa lentement et jeta prudemment un coup d'oeil derrière nous, se montrant le moins possible.
FLUX : Maintenant !
Je me retournai d'un bon et posai un genou au sol, visant tant bien que mal dans la direction générale du champ de bataille, et laissai partir la flèche.
Elle tournoya au-dessus du tumulte comme une hélice et alla disparaître à l'autre bout de la pièce.
Je repris ma place derrière le sarcophage, un peu dépitée.
FLUX : Ce n'est pas grave, c'était ta première flèche. Tu vas t'améliorer.
Je repris mon souffle, un peu rassurée par ces encouragements, et espérant de tout coeur qu'ils étaient justifiés.
FLUX : Cette fois, essaye de tendre plus la corde, et de garder ton bras gauche bien droit.
VISALA : D'accord, je vais faire de mon mieux.
Il me fit un clin d'oeil, puis risqua un autre regard par-dessus la tombe de pierre.
FLUX : Vas-y !
Je me redressai à nouveau, et suivant les conseils de Flux, tendis les bras autant que j'en étais capable, lâchant cette fois presque plus par épuisement que par ma propre volonté.
Mais j'avais eu le temps de viser.
La flèche partit droit vers le mort-vivant le plus proche, le touchant quelque part à l'abdomen, assez fort pour lui faire perdre son équilibre et tomber contre un autre qui le décapita par accident.
Quelque part, Jose poussa un cri de joie et éclata de rire, m'arrachant un sourire alors que Flux se détendait, soulagé que notre mince effort ait au moins contribué un peu à aider Roxane et Jose.
Mais la bataille faisait toujours rage, comme nous le rappela rapidement un autre mort-vivant qui avait fait le tour de la salle et était arrivé derrière nous en silence, probablement après avoir vu l'un de ses compagnons tomber par notre faute.
Il leva le bras et mit un grand coup de sabre dans ma direction, que je ne parai de justesse que grâce à mon arc, que j'avais par réflexe brandit au-dessus de ma tête. Heureusement, ces créatures étaient aussi lentes qu'elles étaient repoussantes, et n'avaient pas beaucoup plus de force que moi. Le mort-vivant se prépara à attaquer à nouveau, mais Flux l'attaqua par derrière, le poussant violemment contre le mur et le déstabilisant assez longtemps pour m'attraper par le bras et m'entraîner vers Roxane, qui s'était à nouveau éloignée de la mêlée et la contournait en silence, prête à attaquer lorsque sa cible s'y attendrait le moins.
Mais un autre guerrier nous barra la route, nous forçant à nous séparer, et je courus me réfugier dans une alcôve à quelques mètres de moi, espérant que j'y serais assez bien cachée pour éviter d'attirer à nouveau l'attention sur moi.
Je m'accroupis et fis un pas en arrière, m'accrochant à une liane qui descendait du plafond le temps de reprendre mon souffle, et n'eus que le temps de comprendre que le sol disparaissait sous mes pieds avant de me sentir tomber encore plus bas dans les profondeurs du temple, abandonnant Jose, Roxane et Flux à leur sort.

A suivre...