Episode 6

L’odeur de la fosse et la vision des cadavres en putréfaction ne me lâchaient pas. Je me cachai les yeux dans l’espoir d’oublier la pile mais lorsque je risquai à nouveau un regard prudent dans la direction du bassin, l’un des morts était debout, à quelques centimètres de moi, me dévisageant avec effroi. Je voulus hurler de peur mais il fut plus rapide : laissant échapper plusieurs larmes de sang, il poussa un cri de détresse, hypnotisé par ma vue terrifiante. Faisant de mon mieux pour ne pas céder moi aussi à la panique, je voulus lui poser une main sur l’épaule pour le réconforter mais il tomba en poussière avec un dernier soupire à l’instant où je le touchai, me faisant reculer de surprise.
Je voulus m’enfuir mais tombai nez à nez avec Ormus en me tournant. Celui-ci me dévisageait comme il l’avait fait auparavant. Ses yeux noirs devinrent rouge sang et lui aussi tomba en poussière devant moi, m’arrachant un autre gémissement d’effroi qui me réveilla en sursaut.
J’étais en sueur, malgré la brise fraîche qui traversait heureusement pendant la nuit les marécages dans lesquels X’arnas avait été construit.
Je me levai sans faire de bruit, soucieuse de ne pas réveiller les autres, qui ne dormaient qu’à quelques mètres de moi dans la petite hutte qu’Ormus nous avait invités à occuper.
Je sortis sur la pointe des pieds, jetant un dernier regard à Roxane, qui n’avait pas bougé même si je la connaissais maintenant assez pour savoir qu’elle m’avait entendue malgré l’effort que j’avais mis dans ma discrétion.

Je fis quelques pas sur le sentier boueux qui serpentait à travers le village sous la lueur de la pleine lune qui rendait presque inutiles les torches accrochées devant chaque cabane.
Je jetai un regard partout autour de moi et aperçus Ormus, debout devant la hutte centrale, les mains dans le dos, les yeux rivés droit devant lui dans la direction de la jungle hostile.
Sans trop savoir pourquoi, je me dirigeai vers lui. Quelque chose chez lui me fascinait. Mais contrairement à ce que j’avais ressenti la première fois que j’avais rencontré Jose, cette fascination me paraissait morbide. Une voix dans me tête tentait en vain de me retenir, de m’éloigner autant que possible de lui.
Et plus cette voix me poussait dans la direction opposée, plus je voulais lui parler, lui demander pourquoi.
Il le savait, j’en étais convaincue.
Il resta immobile alors que je m’approchais de lui plus par réflexe que par volonté et s’adressa à moi d’une voix à nouveau aussi douce et rassurante qu’imposante.
ORMUS : Marayad’Nir.
VISALA : Pardon ?
ORMUS : Marayad’Nir. «Enfant de l’Empire».
Il se tourna vers moi et plongea son regard dans le mien.
ORMUS : Tu voulais me parler.
VISALA : Je ne sais pas...
Je ne m’étais jamais sentie aussi confuse. Je m’assis sur les marches de la hutte et contemplai comme lui la jungle qui se cachait dans l’obscurité, protégeant de notre regard toutes les merveilles et les horreurs qu’elle avait à offrir.
ORMUS : C’est magnifique, n’est-ce pas ?
Je ne répondis rien mais laissai échapper un soupire de soulagement alors que les épreuves de la journée s’effaçaient dans la pénombre rassurante qui nous entourait.
ORMUS : Tu as le droit d’avoir peur.
VISALA : Peur de quoi ?
ORMUS : Marb Kuoz. 
VISALA : Je ne crois pas aux esprits. Je suis certaine qu’il y a une explication très logique à tout ça.
Pour toute réponse, Ormus sortit de sous son bracelet de cuir une petite fleur grise et l’écrasa entre ses mains, faisant apparaître sous les pétales une petite graine qu’il coupa en deux avec sa dague. Un liquide noir s’en échappa et coula à ses pieds. Quelques secondes plus tard seulement, plusieurs dizaines de fourmis rouges sortirent de sous la terre, attirées par l’étrange substance dont elles se gorgèrent immédiatement.
Je voulus m’approcher pour mieux les voir mais Ormus me retint d’une main.
ORMUS : Pas trop près.
Intriguée, j’observai la scène et restai muette lorsque les insectes escaladèrent la torche qui nous éclairait et se jetèrent chacun leur tour au milieu des flammes.
ORMUS : Les arts de la Mort sont aussi simples que cela. Il suffit de connaître la jungle et de savoir ce qu’elle a à offrir.
Il enterra profondément la petite flaque de poison et répondit d’un ton doux à la question que je ne lui avais pas encore posée :
ORMUS : X’inia. «La rose de la Mort». Elles poussent sous les racines de certains arbres. N’y touche jamais.
Il laissa passer quelques instants et changea de sujet.
ORMUS : Il t’a parlé.
VISALA : Qui ?
ORMUS : Il t’a dit que je l’avais créé. Pourquoi ne pas l’avoir confié aux autres ?
VISALA : Je n’étais pas encore sûre de ce que j’en pensais.
ORMUS : Et maintenant ?
Je restai pensive, perdue.
ORMUS : Pose-moi tes questions. J’y répondrai.
VISALA : Pourquoi n’est-il pas comme les autres ?
ORMUS : Il est le seul que j’ai moi-même créé. Quiconque est à l’origine de la malédiction de Marb Kuoz ne maîtrise pas encore les arts de la Mort. Pas assez pour garder le contrôle sur ses créations.
VISALA : Il était terrorisé. Encore plus que moi.
ORMUS : Il est trop humain. Une erreur de ma part. Ce n'est pas une pratique courante.
VISALA : Qui est à l’origine des autres alors ?
ORMUS : De toute évidence un allié de Sevrilla. C’est ce que j’essayais de découvrir en l’envoyant dans le temple. Il me servait d'espion, en quelque sorte.
VISALA : C’est comme ça que tu as appris qu’il m’avait parlé.
ORMUS : Ne lui en veux pas. Je suis son créateur, il est contraint de m'obéir. Il n'en avait aucune envie, mais il est programmé ainsi.
VISALA : Et dans le temple ?
ORMUS : Je savais tout.
VISALA : Il m’a dit que...
ORMUS : Que tu lui ressemblais.
VISALA : Et j’ai vu la façon dont Niaessia et toi me regardez. Je ne comprends pas.
ORMUS : X’uq alumbia. «Tu danses avec la Mort».
Je restai silencieuse, attendant une explication.
ORMUS : C’est un dicton Malthuran. 
VISALA : Qu’est-ce que ça signifie ?
ORMUS : Tu es comme lui. Tu ne devrais pas être en vie. Mais la Mort ne peut pas te prendre. Tu es entre les deux mondes.
J’étais de plus en plus perturbée par cette conversation.
VISALA : Pourquoi ne devrais-je pas être en vie ? Est-ce que c’est à cause de ce qui m’est arrivé dans le temple ?
ORMUS : La Mort a quitté Marb Kuoz depuis longtemps. Mais elle sera toujours avec toi. Elle l’a toujours été.
VISALA : Même si je te croyais... Même si je comprenais un mot de ce que tu me dis... Pourquoi moi ?
ORMUS : Tout sera clair tôt ou tard. Pour toi et moi. Sois patiente.
VISALA : Peu importe ce que Niaessia et toi pensez savoir à mon sujet, vous vous trompez !
ORMUS : Niaessia ne sait pas. Mais elle l'a ressenti en te voyant. Elle a peur. Ne lui en veux pas. Elle comprendra un jour.

Je laissai tomber mon visage entre mes mains, épuisée et au bord des larmes.
VISALA : Pourquoi est-ce que tout le monde a peur de moi ?! Je n’ai jamais fait de mal à personne !
ORMUS : La destruction est en toi.
VISALA : Je suis juste une étudiante, comme des centaines d’autres à Thalion ! 
ORMUS : Pourquoi as-tu suivi Jose ?
VISALA : Je...
Je réalisai alors que je n’avais aucune réponse à cette question. Tout m’avait semblé si naturel depuis que je l’avais rencontré, partir avec lui m’avait paru plus une évidence qu’une décision.
ORMUS : Tu as suivi le chaos, car il est le reflet de la destruction.
Je le fusillai du regard.
VISALA : Ce n’est pas ce que je suis.
ORMUS : Qu’aurais-tu fait à ces deux soldats, si Jose n’avait pas été là ?
VISALA : Rien du tout !
ORMUS : Le feu brillait dans ton regard.
VISALA : Comment peux-tu savoir ça ?!
Ormus resta silencieux quelques instants avant de répondre pour me laisser le temps de me calmer, et je réalisai que je risquais de réveiller tout X’arnas si je continuais de crier ainsi.
ORMUS : J’ai encore de nombreux alliés à Malthura. Vous étiez observés depuis votre descente de l'avion.
VISALA : Tu savais que nous allions venir ici ?
ORMUS : C’est moi qui ai arrangé votre arrivée.
VISALA : Pourquoi ?
ORMUS : Parce que je vous utilise pour neutraliser Sevrilla.
Je restai bouche bée, moins en colère que déstabilisée par son honnêteté.
VISALA : Pourquoi me l’admettre ?
ORMUS : Tu as confiance en Jose.
VISALA: Plus qu’en qui que ce soit d’autre au monde.
ORMUS : J’ai confiance en toi.
VISALA : Tu n’as aucune raison de me faire confiance.
ORMUS : Je ne veux que le bien de mon peuple. La fin de sa persécution injuste. Je ne m’arrêterai devant rien pour le protéger. Tu es comme moi.
VISALA : Tu vas tuer Sevrilla.
ORMUS : C’est nécessaire.
Il baissa les yeux pour la première fois et je vis la douleur que cette idée lui provoquait.
VISALA : Je ne suis pas comme toi.
ORMUS : Mais tu le laisseras mourir.
Je lui lançai à nouveau un regard noir et repris la direction de ma hutte.
Il m’adressa quelques derniers mots avant de me voir disparaître dans la nuit.
ORMUS : X’uq alumbia, Marayad’nir.

A suivre...