Episode 7

J’entrai dans la hutte sur la pointe des pieds, sans le moindre bruit, mais comme je m’y attendais, Roxane était déjà réveillée depuis longtemps. Elle était assise sur sa couchette, adossée au mur, les mains derrière la tête, affichant un air serein qui m’inquiétait bien plus que le regard noir auquel je m’étais attendue. Elle m’observa un instant, comme si je n’étais même pas consciente de sa présence, mais ne prononça pas un mot.
M’avait-elle suivie ? Avait-elle entendu ma conversation avec Ormus ?
Devais-je lui admettre la vérité ?
Le choix me torturait. Ma gorge brûlait d’envie de tout lui avouer, mais quelque chose m’en empêchait. Lui mentir me semblait aussi inacceptable que futile : qu’avait-elle déjà été capable de lire sur mon visage durant les quelques secondes qui venaient de passer depuis que j’étais revenue ? Mais je sentais à la fois le besoin de faire confiance à Ormus. Je songeai à toutes les conséquences : la réaction de Roxane lorsqu’elle l’apprendrait, l’imminence du meurtre dont je m’apprêtais à devenir complice, mais aussi le futur de Malthura si Ormus disait la vérité. La fin du calvaire injuste d’un peuple détruit par la guerre civile. Tout ne dépendait que de moi.
J’ouvris la bouche, sans savoir encore ce que je comptais dire, mais Roxane me fit signe de rester silencieuse, pointant du doigt dans la direction de Flux et Jose, qui dormaient à poings fermés. Puis après un dernier, long regard perçant, elle me quitta des yeux et se rallongea tranquillement, ne me laissant d’autre choix que de retourner moi-même me coucher.
Je ne dormirais plus cette nuit.

Roxane réveilla Flux et Jose à l’aube, mais ne m’adressa pas une seule fois la parole.
Lorsque nous sortîmes de la hutte, une autre jeep nous attendait à l’entrée du village.
Ormus était devant, faisant ses adieux à Niaessia, qui semblait plus en colère que réellement triste. Je ne comprenais pas ce qu’ils disaient, mais elle tournait de temps en temps son regard plein de haine dans ma direction, jusqu’à ce qu’Ormus la force d’une main à m’ignorer et l’embrasse brièvement avant de monter à l’avant de la voiture militaire.
Je m’installai à mon tour sur la banquette arrière dans un silence désagréable, accompagnée de Jose et de Flux, et Roxane démarra enfin.
Jose fit un grand signe de la main à Niaessia et aux quelques villageois qui nous observaient calmement, mais n’obtint aucune réponse.
FLUX : Je suis surpris que tu sois parvenu à trouver un véhicule aussi rapidement, Ormus.
ORMUS : Comme je vous le disais, j’ai encore quelques précieux alliés à Malthura.
ROXANE : Dans l’armée ?
ORMUS : Heureusement, tous ne suivent pas aveuglément Sevrilla.
Toujours aussi perplexe, la jeune femme décida de changer de sujet.
ROXANE : Nous ne serons pas en ville avant au moins une heure. Si tu en profitais pour nous raconter comment tu as rencontré Sevrilla ?
ORMUS : Vous le savez déjà. Pendant la guerre. Nous étions tous les deux soldats.
ROXANE : Vous étiez proches.
ORMUS : Oui. Nous étions amis.
ROXANE : Et maintenant il cherche à te faire tuer ? Il y a plus qu’une simple histoire de politique.
ORMUS : Les élections sont la raison principale de ce conflit.
ROXANE : Il ne changera pas d’avis. Et je te connais assez pour savoir que toi non plus. Alors je pense que c’est de l’autre raison que tu comptes lui parler.
ORMUS : Oui.
ROXANE : Si tu veux notre aide, je veux en savoir plus.
ORMUS : J’ai l’intention de réparer une erreur que j’ai commise il y a maintenant près de trente ans. Je vais lui dire que je suis désolé.
Sa peine était visible. Roxane laissa passer quelques secondes avant de poursuivre.
ROXANE : Que s’est-il passé ?
ORMUS : Sevrilla avait un frère. Il est mort dans nos bras, sur le champ de bataille.
ROXANE : Tu y étais pour quelque chose ?
ORMUS : Non. Mais la mort de Firelio nous a touchés différemment. Sevrilla s’est noyé dans sa rage, et a juré de venger la mort de son frère. La guerre était tout ce qui lui restait. Une cause, sans laquelle sa seule famille lui avait été enlevée pour rien.
ROXANE : Et toi ?
ORMUS : Firelio n'avait que dix-sept ans. Et il a donné sa vie pour un combat qui n'était pas le sien, mais celui d'un général et d'un héritier. J'ai ouvert les yeux à ce moment, j'ai ressenti la futilité de cette guerre. Le chaos sans but, qui déshonorait la noblesse de la Mort. J'ai déserté. J'ai quitté Malthura et me suis réfugié dans la jungle. Je me suis rapproché des arts anciens et ai appris à vivre loin de ce conflit qui avait tant pris à mon peuple. Jusqu'à aujourd'hui.

Roxane restait impassible. Elle lui lança un regard accusateur.
ROXANE : Tu as abandonné ton ami.
ORMUS : Au moment où il avait le plus besoin de moi.
Un nouveau silence pesant s’imposa quelques instants, finalement brisé par Ormus.
ORMUS : Il sait ce que je fais. Les esprits, les arts de la Mort... Mais je n’ai pas ranimé les défunts de Marb Kuoz. Je pense qu’il s’agissait de lui, ou du moins d’un de ses alliés.
ROXANE : Je croyais qu’il était trop superstitieux pour s’approcher du temple.
FLUX : Il avait l’air effrayé lorsqu’il nous en a parlé.
ORMUS : Non. C’est de moi qu’il a peur. Il craint que je m’en prenne à son frère.
ROXANE : Tu le ferais ?
ORMUS : Jamais. Et c’est ce que j’ai l’intention de lui faire comprendre.

Nous arrivâmes devant le vieux complexe militaire après une heure interminable de route dans le silence inconfortable qui avait suivi notre conversation.
Les deux soldats qui surveillaient l’entrée du fort affichèrent un air suspicieux en apercevant Roxane au volant, et malgré leur peur apparente levèrent simultanément leurs fusils lorsque leur regard se posa sur Ormus, assis à côté d’elle.
Roxane arrêta tranquillement la voiture devant eux et baissa juste assez ses lunettes de soleil pour les regarder dans les yeux.
ROXANE : Du calme, les filles, on vient voir Sevrilla. Il nous attend.
L’un des gardes murmura quelque chose dans son oreillette sans pour autant perdre Ormus de vue. Quelques secondes passèrent, et une voix, que je reconnus comme étant celle de Sevrilla, répondit finalement un unique mot. Peu importe ce que les deux hommes s’étaient raconté, l’autre garde leva à contre-coeur la barrière, nous laissant entrer.
ROXANE : J’espère que tu sais ce que tu fais, Ormus.
La tête haute, le regard droit devant lui, il ne répondit rien.
Quelques gouttes de sueur coulèrent le long de ma tempe.

L’ancienne forteresse de pierre, qui avait certainement occupé une place importante dans l’histoire de Malthura à une époque, était maintenant en grande partie recouverte de mousse et de branches sauvages qui ne rendaient l’endroit que plus inhospitalier. De tous les côtés, des groupes de militaires vaquaient à leurs devoirs, certains s’entraînant, d’autres réparant des chars ou hélicoptères, tous tournant un oeil méfiant à notre passage.
J’étais de moins en moins à l’aise avec la situation : si les choses dégénéraient, comme je le craignais, même Jose et Roxane ne nous sortiraient pas de Malthura vivants.
Plus que jamais, je doutais de ma décision de cacher le plan d’Ormus à Roxane, mais à nouveau, une voix dans ma tête m’empêchait de le trahir.
Ses mots résonnèrent dans ma tête : «tu le laisseras mourir». Le moment approchait, et je n’avais encore rien fait pour l’en empêcher.
La jeep s’arrêta une dernière fois en face d’un plus petit bâtiment dont sortirent immédiatement plusieurs gardes armés, bientôt accompagnés d’une dizaine d’autres qui arrivèrent de derrière nous. Tous nous mirent en joue, nous forçant à nous agenouiller avec nos mains sur la tête.
Un homme sortit alors à son tour du bâtiment, mais ce n’était pas Sevrilla. Agé d’une trentaine d’années, rasé de près et vêtu d’un uniforme impeccable recouvert de nombreuses médailles, il s’immobilisa devant nous, le dos droit et le regard sévère.
Roxane resta étrangement bouche bée en le voyant arriver, m'indiquant qu'elle le reconnaissait, et laissa échapper à voix basse un «bigot» qui ne faisait rien pour me rassurer.
L'air impassible de l'homme lui donnait presque un air de ressemblance avec Ormus. Il nous dévisagea longuement, et à nouveau plus particulièrement moi, ce que Roxane ne manqua pas de remarquer.
Toujours sans le moindre mot, il se contenta de faire demi-tour et de retourner à l’intérieur, pour revenir quelques instants plus tard, cette fois accompagné de Sevrilla.
Le Général semblait bien moins cordial que lors de notre première rencontre. Furieux, il avançait vers nous d’un pas décidé.
SEVRILLA : Vous êtes fous ! Amener cet homme ici ! Savez-vous de quoi il est capable ?!
ORMUS : Septio...
SEVRILLA : Silence !
ORMUS : Je veux juste te parler. S’il te plaît. Accorde-moi cela. Puis je disparaîtrai et tu ne me reverras jamais.
SEVRILLA : Serpent ! Tes mots ne valent rien !
ROXANE : Si je peux me permettre d’en placer une messieurs...
Tous les regards se tournèrent vers la jeune femme, ce qui ne sembla pas lui plaire tant que ça.
ROXANE : Vous nous avez demandé de trouver le coupable des disparitions de Marb Kuoz...
JOSE : Et au passage, c’étaient bien des morts-vivants, donc, autant pour nous.
Roxane afficha un air blasé mais poursuivit rapidement, de peur de perdre l’attention de Sevrilla et de son second.
ROXANE : Nous vous avons ramené un suspect, rien de plus. Ormus nie avoir quoi que ce soit à voir avec ce que nous y avons trouvé.
C’était le moment ou jamais. Ma chance de dire la vérité ou de garder le secret d’Ormus jusqu’au bout. Mon coeur battait si fort que je pouvais presque l’entendre malgré ma respiration incontrôlable.
C’est alors que je l’aperçus, quelques mètres à droite de Sevrilla.
L’un des soldats que j’avais vus frapper cette pauvre femme dans la rue la veille.
Je serrai les dents en repensant à la scène et le fusillai du regard. Il sembla lui aussi me reconnaître, et ne pas apprécier de me revoir. Je me retins tout juste de rire aux éclats lorsqu’il remarqua Jose et manqua de hurler de peur.
Ormus avait raison. J’allais laisser mourir Sevrilla.
SEVRILLA : Peu importe ce que ce sauvage vous a dit. Ces crimes empestent de sa présence ! Je me doutais depuis le début qu’il était lié à cette horreur !
ORMUS : Qurmia, Septio...
Les yeux de Sevrilla s’emplirent soudain de larmes, mais sa colère ne fit que grandir.
SEVRILLA : Non, Ormus ! Je veux que tout le monde l’entende ! Vas-y ! Demande-moi pardon, à voix haute, devant eux ! Ou as-tu peur de leur avouer ce que tu as fait ?!
Le visage rouge, Sevrilla hurlait de toutes ses forces sous le regard imperturbable de son second.
Ormus baissa les yeux et se leva lentement, alors que Sevrilla s’approchait dangereusement de lui, son arme à la main.
ORMUS : Je suis désolé, Septio. Je n’ai jamais oublié ce jour.
Sevrilla enfonça le canon de son revolver entre les deux yeux d’Ormus.
Jose fronça les sourcils alors que Roxane observait partout autour de nous, m’indiquant qu’elle s’apprêtait à agir, ce qui ne me disait rien de bon et ne m’aidait en rien à arrêter de trembler comme une feuille.
Plusieurs larmes roulèrent sur les joues de Sevrilla alors que son doigt se resserrait lentement sur la détente.
SEVRILLA : Tu l’as regardé mourir !
ORMUS : J’aurais donné ma vie pour lui si je l’avais pu, Septio.
SEVRILLA : Tu m’as abandonné !
Ormus ferma les yeux et pris une grande inspiration.
ORMUS : Pardonne-moi, mon ami...
Ignorant l’arme qui pouvait le tuer à tout instant, il serra Sevrilla dans ses bras et lui murmura quelque chose à l’oreille.
Sevrilla tomba à genoux, sanglotant, et laissa Ormus s’éloigner sous les regards confus des soldats, que le jeune officier empêcha à nouveau de tirer d’un geste calme.
Sevrilla continua de pleurer quelques instants, et je ne pus alors que ressentir de la pitié pour lui malgré la haine qu’il m’inspirait.
Soudain, contre toute attente, il leva son arme et la posa contre sa propre tempe, ne laissant même pas à son second le temps d’agir.
Je ne pus retenir un cri de surprise alors que le coup de feu partait, résonnant dans la cour et aspergeant les soldats qui s’étaient précipités dans sa direction de quelques gouttes des sang.
Le Général tomba à leurs pieds en silence, nous laissant tous bouche bée, à l’exception d’Ormus qui, à défaut de paraître surpris, détourna le regard en passant devant moi pour m’empêcher de remarquer la tristesse dans ses yeux alors qu'il rangeait sous l'un de ses épais bracelets une petite fleur grise.
X'inia.

A suivre...